Deux frères
pour un orchestre planétaire
Depuis Toulouse, les Guillion dispersent
des logiciels musicaux dans le monde entier et vivent des «contributions»
de leurs aficionados.
Par EDOUARD LAUNET
Toulouse envoyé spécial
On ne sait si les frères Guillion
sont très dingues ou très raisonnables. Didier (39 ans) et
Olivier (33) sont en tout cas fort discrets. Chaque matin, ils se donnent
rendez-vous à 9 heures dans une petite maison (domicile de Didier)
de la rue Pierre-d'Aragon, à Toulouse. Ils viennent y écouter
la rumeur du monde qui leur parvient par les fils de l'Internet: une soixantaine
d'e-mails quotidiens en provenance du Japon, des Etats-Unis, de Russie ou
d'Europe. Messages de félicitations, demandes de renseignements, suggestions.
Messages de milliers d'amis que les deux frères n'ont jamais rencontrés
et qu'ils ne rencontreront probablement jamais au cours de leur vie de reclus.
Les frères Guillion sont les chefs d'un grand orchestre. Depuis
1996, ils dispersent (presque) gratuitement via leur site web des
logiciels de composition musicale d'une qualité remarquable (ces programmes
permettent d'écrire facilement de la musique, puis de la jouer sur
son ordinateur, et ce avec tous les types d'instruments imaginables). Depuis,
Didier et Olivier passent le plus clair de leur temps à peaufiner ces
logiciels avec le concours de leurs utilisateurs («99 % des modifications
viennent de leurs suggestions») et à organiser la circulation
des œuvres que leurs outils ont permis de créer. «Nous avons
développé un système de notation grégorienne
à la demande de monastères. Un moine franciscain du Canada
nous a aidés en nous fournissant toute la doc», raconte
Didier.
Tablatures pour luth. Une équipe de vingt Japonais
a pris en charge la traduction des logiciels pour les musiciens de l'archipel
(«nous y avons quelques centaines d'utilisateurs»). D'autres
les ont aidés à créer des tablatures pour luth baroque
et autre tympanon des montagnes. «Des chantiers de peu d'intérêt
commercial, qui ne pouvaient être menés que via un travail
coopératif et bénévole», soulignent les frères.
«Nous sommes en contact avec des gens qui ont des passions
et des vrais besoins. Et s'ils arrivent à nous communiquer leur passion,
on se met au boulot, mais en les prévenant: attention, c'est à
vous de contrôler le travail.» C'est ainsi que les frères
sont en train de découvrir l'accordéon diatonique et le finnois
(adaptation pour les Finlandais d'un programme de synthèse automatique
de chant). Leur site est un grand atelier permanent où les utilisateurs
proposent de nouvelles fonctions et votent pour classer les chantiers par
ordre de priorité. La musique est un domaine si complexe et si riche
qu'il y a sans doute du travail pour pas mal d'années encore.
Bijoux logiciels. Mais que gagnent les Guillion Brothers,
comme les appellent leurs amis, à se mettre ainsi au service - à
temps plein! - de cette communauté internationale de passionnés?
«Beaucoup de plaisir dans nos contacts, et puis 1,2 fois
le Smic (environ 8 000 francs) chacun, plus les bénéfices quand
il y en a», répondent-ils. Didier et Olivier ont créé
une petite société, Myriad Software, dont ils sont les seuls
salariés. Les revenus proviennent de modestes «contributions»
(entre 90 et 390 F, soit de 13,7 à 59,4 euros) que versent les utilisateurs
pour exploiter l'intégralité des fonctions des logiciels. Il
suffit de payer une fois pour bénéficier ad vitam des
nouvelles versions des programmes. Modèle économique improbable,
d'autant que les versions disponibles gratuitement sont pour certaines quasi
complètes.
Pourtant cela fonctionne: l'an dernier, Myriad a dépassé
le million de chiffre d'affaires, à la grande surprise des frères.
Les bénéfices ont grimpé de 1 600 francs en 1997 à
près de 400 000 francs en 1999 (de 244 à 61 000 euros). C'est
que leurs programmes, «Melody Assistant» et autre «Harmony
Assistant», sont des petits bijoux logiciels, qu'ils font mieux que
des produits commerciaux dix fois plus chers et que l'utilisateur est assuré
d'un contact permanent avec leurs créateurs (nous avons testé).
«Nous ne savons pas combien de personnes utilisent nos produits,
dit Didier. Nous ne connaissons que le nombre d'utilisateurs enregistrés,
qui est de l'ordre de plusieurs dizaines de milliers. 40 % aux Etats-Unis,
40 % en France et 20 % pour le reste du monde, jusqu'en Chine.»
Le plus cocasse de l'histoire est que les Guillion n'ont pas de formation
musicale particulière. Didier a une maîtrise de génétique
et Olivier un diplôme d'informatique. Au début des années
80, encore étudiants, les frères se sont mis à bidouiller
des jeux vidéo pour les premiers micro-ordinateurs. «Une
bonne école. Faire tenir un compilateur graphique sur 3 500 octets,
ça apprend à écrire du code», note Olivier.
Ils entament une carrière de programmeurs indépendants, font
un peu de tout (du programme de pilotage de scanner jusqu'au logiciel didactique
sur l'eutrophisation des lacs, pour EDF). C'est en travaillant sur des générateurs
de musique pour jeux vidéo qu'ils sont venus aux logiciels de composition.
Et le succès croissant de ces derniers, à partir de 1994, les
a incités à concentrer peu à peu leur activité
sur ces programmes.
«Coureurs de fond». L'aventure start-up ne les
a jamais tentés: «Nous sommes des coureurs de fond, pas des
sprinters», répond Didier. Mais la pression du marché
reste forte. «Une fois par mois environ, on nous propose un contrat
en vue d'adapter notre produit à tel ou tel marché. On étudie
les projets. Mais rares sont ceux qui sont vraiment étayés.»
Alors, les Toulousains s'en tiennent au système du «logiciel
contributif», qui leur réussit finalement pas si mal.
www.myriad-online.com
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